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Ma fille, comme tu seras belle !

Toi dans le ventre de Maman, douce berceuse de Brahms, feu dans la cheminée, on dirait que tu danses, une danseuse, une musicienne aussi c’est sûr, on a tout prévu pour toi, tu sais la vie est dure, loin d’être un long fleuve tranquille, mais ne t’inquiètes pas, tout l’amour du monde, tu l’auras, Papa se réjouit, si tu savais à quel point, plus que deux mois.

Ton premier mot, Papa peut-être, qui sait, neuf mois et déjà, quatorze, tu marcheras, agile, une battante, comme Papa-Maman seront heureux, grâce à toi, deux ans, tu danseras, à la garderie, tout le monde sera impressionné, trois, tant de questions, tu voudras tout savoir, pas de temps à perdre, quatre, solfège, l’école, il te faudra apprendre à lire, la discipline, une ou deux bonnes copines et savoir compter.

Cinq, tu diras Papa, je t’aime et six, première dictée, sept, les livrets, quelle légèreté quand ton archet glissera sur la contrebasse, tout le voisinage sera jaloux et une larme coulera sur la joue de Maman, huit, assise à ton bureau de grande fille, rien ne t’arrêtera, neuf, ta famille, tes professeurs, jamais ne te laisseront seule, dix, claquettes sous les projecteurs, les applaudissements, rien qui ne puisse t’effrayer.

Onze, comme ça passera vite, il faudra tout donner parce que le travail, c’est la santé, douze, vocabulaires, fractions, meilleure de classe et pas seulement, treize, danseuse prodige, plus que deux ans d’école, quatorze, l’adolescence, tu verras, ce se sera facile chérie, tout ce dont tu as besoin Papa-Maman te l’offriront, ta vie, nous la construirons, brique par brique, solide, comme toi, majestueuse.

Quinze, trois ans et tu l’auras, ta maturité, toi chérie, au lycée, le meilleur, tu rencontreras les filles de chirurgiens, d’avocats, de professeurs d’université, Kafka, Kundera, et eux aussi ils diront, comme elle danse bien, seize, ce qu’elle est intelligente, les équations différentielles, dix-sept, comme elle joue bien et si la nuit tu pleures, tu n’oublieras pas que Papa-Maman veulent ton bien, qu’il faut souffrir pour être belle et que ça en vaut la peine, tu seras magnifique.

Dix-huit, tu auras le prix de la meilleure élève et tu seras heureuse, l’université en médecine, dix-neuf, beaucoup de travail mais plus que sept ans et tu l’auras, cette vie dont tu rêves tant, vingt, ce sera peut-être difficile, mais ce qui ne nous tue pas nous rend plus fort, Papa-Maman feront tout, tout pour toi, vingt-et-un et le sens des priorités, le soir, tu prendras le chemin court pour la maison parce que dehors, il fait froid, vingt-deux, le monde est fou, mais ici, tu ne risques rien et tu nous joueras du Brahms, au coin du feu, vingt-trois, encore un petit effort, vingt-quatre, tu te surpasseras, vingt-cinq, parce que le travail rend libre.

Ma fille, comme tu es belle !

Vingt-six, toi dans cette robe blanche, douce berceuse de Brahms, feu dans la cheminée, on dirait que tu danses, encore, que tu joues, toujours, si tu savais, chérie, comme Papa-Maman sont fiers de toi.

Il y a mille horribles façons dont tu aurais pu partir, mais non, toi, chérie, tu as su sauver les apparences, jusqu’au bout, tes cheveux, toujours impeccables, et mon dieu, ce qu’ils sentent bon, l’overdose, mais quel choix judicieux, le paracetamol, vingt-sept grammes, on dirait un bébé qui dort, tu n’as pas changé, mon cœur, tu peux compter sur nous, on ne t’oubliera pas.

Le photographe arrive dans quatre minutes, pour t’immortaliser, une dernière fois, ce qu’il sera impressionné, de voir cette jeune fille si pure, ce qu’il les trouvera beaux, tes yeux bleus, en plastique, qu’ils t’ont mis à la morgue, Papa-Maman ont toujours pensé que cette couleur t’irait à ravir, on t’appuiera sur ta contrebasse, les claquettes aux pieds, la robe ajustée, et on croira presque que tu es vivante, et on dira, quelle belle famille.

Et puis on te placera dans ce beau cercueil dont tu rêvais tant, toujours avec ta contrebasse et tes claquettes, quelques livres et les plus belles des plus belles fleurs de lys, Maman maquillera ses yeux et un peu les tiens, elle se mettra du rouge à lèvre et puis il y aura la cérémonie, toute la famille sera là, tes meilleures amies et les voisins, on écoutera les berceuses que tu aimais, on dira comme tu étais belle, que c’est ce monde fou qui t’a tué, et tout le monde pleurera.

Et puis nous rentrerons à la maison, nous t’assoirons sur la canapé, nous te regarderons, et nous te dirons que tu es ce que nous avons de plus cher, ce que nous avons accompli de plus beau, notre fierté et notre meilleur investissement, que Papa-Maman t’aiment, plus que jamais et moi je dirai, Maman chérie, si nous faisions l’amour, ce soir, ça fait longtemps.

Écrit entre le mois de mai 2014 et le mois de mars 2015
Publié dans le recueil du Prix Interrégional des Jeunes Auteurs 2015