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Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs

Je crois que la société de paix et d’amour où nous pensions avoir la chance de vivre est morte.

Prenez un crayon, dessinez un visage avec un gros nez, ajoutez « le grand gourou » comme légende et vous soulèverez déjà des foules. Encore quelques mots et vous vous retrouvez un matin assis à votre bureau, la tête dans votre café, une balle dans le cœur, chemise en sang, mort.

Je crois qu’un seul constat s’impose : les mots blessent. On a beau vouloir les rendre légers, ils pénètrent toujours dans la chair comme du plomb. C’est qu’ils sont de plus en plus nombreux. Ils vont et viennent toujours plus vite. On les a aiguisés comme des lames de rasoir. Et pourtant, on les utilise à tout va, n’importe comment, contre tout et tout le monde sans se soucier des conséquences.

On ne peut pas insulter, humilier, harceler et s’attendre à recevoir en échange de douces paroles. Les mots sont tranchants, parfois même plus que les épées. L’adversaire réagit, c’est dans l’ordre des choses.

C’est pourquoi je suis persuadé que si nous voulons la paix, alors nous devons d’abord réapprendre à communiquer.

Condamnons la violence physique, mais aussi la rage des mots. Imposons un minimum d’éthique et de savoir vivre aux auteurs. Commençons par punir les insultes et les attaques directes envers d’autres individus, votons des lois qui empêchent de s’en prendre aux minorités, aux religions et aux individus en général.

Nous aurons alors touché la surface du problème. Attaquons nous ensuite au fond.

Nous sommes tous d’accord, Mesdames et Messieurs : tout comme on ne communique pas avec les armes, on ne peut communiquer avec la vulgarité et la haine. Pourtant, notre langage même en est rempli.

C’est donc notre langage qui devrait être nettoyé.

Je suis pour la liberté individuelle la plus totale, mais je sais aussi que la liberté des uns s’arrête là où commence celle des autres. La limite est simple : on ne peut pas écrire ou dire des choses qui provoquent la souffrance ou même la mort d’autres individus.

Pour que tout le monde puisse à nouveau cohabiter en harmonie, je propose que nous établissions simplement, ensemble, une liste de mots et d’expressions sensibles que l’ont pourra exclure petit à petit de toute nouvelle publication.

Nous prendrons aussi soin d’éduquer les prochaines générations comme il le faut, des les premières années. Nous leur enseignerons l’art du langage et la délicatesse de la parole, en mettant l’accent sur des moyens d’enseignement adaptés.

Pour ce qui est des dictionnaires par exemple, nous en ôterons directement les mots jugés inappropriés. Imaginez un instant, une génération qui ne conçoive même pas que l’on puisse insulter, une génération qui ignore la haine où chacun saurait écouter, où tout le monde pourrait se comprendre. Cela ne tient qu’à nous.

Il reste cependant un problème, comment établir cette liste de mots dangereux ? Comment être sûr que ceux qui veulent blesser ne puissent plus sévir ? Que faire du deuxième degré par exemple ? Des sous-entendus ? De l’ironie ?

Il est en vérité facile de blesser avec des mots qui semblent inoffensifs au premier abord.

Pour limiter les dégâts, je crois qu’il serait plus simple pour nous tous d’introduire une liste des mots tolérés plutôt que d’interdire tout ceux qui pourraient potentiellement faire du mal. Cela simplifierait grandement la tâche et éviterait toutes sortes de dérives.

Gardons uniquement les mots importants et sans ambiguité comme « Paix », , «Bonheur », « Liberté » et « Démocratie ».

Nous pourrions commencer avec une liste de mille mots puis diminuer progressivement ce chiffre pour assurer une transition douce et progressive. Dans dix ans, nous ne serions plus encombrés que d’une centaine de mots, dans quinze ans plus que d’une dizaine, jusqu’à arriver à un seul mot dans seize ans.

Je crois en effet qu’un unique mot est le maximum que l’on peut tolérer si l’ont veut éviter les conflits, un deuxième suffisant invariablement à créer des tensions.

Voilà donc la solution.

Je vous garanti un monde de paix et d’amour lorsque que nous aurons banni tous les mots des discours et des livres, tous sauf un seul : « Oui ».

Grâce à cette mesure efficace, il n’y aura plus de fautes d’orthographe, plus d’ouvrages énigmatiques et incompréhensibles, plus de différences de niveaux de langage. Nous en aurons fini avec les votations à 51%, fini avec les maux de tête au Scrabble et même fini avec l’épineux problème du viol. Ne serait-ce pas formidable ?

Sachez encore, Mesdames et Messieurs, que cette idée est loin d’être fantasmatique. Bien au contraire.

Moi, Pierre, je l’applique depuis plus de vingt ans avec ma femme et ma fille, et cela fonctionne à merveille. Nous avons tous trois adopté très facilement le « Oui » en toute situation. Cela nous a permis de communiquer de manière plus juste, moins agressive, jusqu’à atteindre une entente parfaite.

Je suis sûr que cet art de vivre saura également faire ses preuves à grande échelle et je me réjouis que vous puissiez en profiter.

Bien sûr, vous savez comme moi que l’ajout d’une loi nécessite souvent quelques modifications collatérales. C’est pourquoi j’ai encore prévu deux améliorations minimes pour couronner ce programme et assurer un ensemble de règles cohérent : l’ajout d’un article sur la bonne et due forme des regards et une directive pour l’immolation systématique des papillons, ces petits animaux inconscients dont les battements d’ailes peuvent avoir des conséquences désastreuses et inopinées à l’autre bout du monde.

Ce sera tout pour ce soir.

Je compte sur vous, pour la paix.

  • Écrit entre le mois de septembre 2014 et le mois de mars 2015,
  • Publié dans l’édition 2015 de l’Âge d’Encre, la revue littéraire du Gymnase Auguste Piccard,
  • Lu le 20 mai 2015 à son vernissage.