Le retour
Je suis «debout», affalé contre une vitrine.
C’est un dimanche fin de nuit début septembre, presque lundi matin. La vitrine, celle des pompes funèbres avec la colombe blanche, Je est assez flou. Soixante-sept kilos remplis de Carmélite, Cuvée des trolls, Guinness, Kronenburg et des ongles trop longs.
Il y a quelques urnes savamment ordonnées, et dans la vitre des reflets verts et roses, néons du bar d’en-face. Plus personne ne danse, juste les lumières tamisées, produits de branches, de feuilles et de quelques lampadaires égarés. Il n’y a pas un bruit dans la rue à part Marilyn Manson qui hurle I don’t need a mother fucker looking down on me dans mes oreilles.
C’est une triste façon d’exposer des cadavres que de les réduire en cendres alors qu’on pourrait les maintenir dans des positions amusantes avec un peu d’imagination et de duct tape.
Tout ça tourne un peu, je suis ivre-vivant.
C’est qu’il ne faudrait tout de même pas s’endormir ici, alors je «marche» un bout le long du chemin, je vois maintenant la façade Est de la petite maisonnette dont les vitres presque opaques ressemblent à celles des chiottes publiques. On peut tout de même apercevoir l’ombre des cercueils qui y sont appuyés, ils sont gigantesques. À vue d’œil, je pense que chacun pourrait contenir trois carcasses sans problème. Je les imaginerais nettement plus petits si je ne passais pas ici chaque soir pour rentrer à la maison.
Chaque fois, j’attends cinq minutes avec l’espoir secret de voir quelque chose. J’aimerais que les morts se réveillent pour m’offrir une dernière bière ou que Jésus, Moïse, Bouddha, Shiva, Zeus ou Toutatis tombe du ciel, m’apparaisse, me demande de prendre la peine de décuver avant de contempler les morts, me montre le chemin vers la lumière ou me sermonne au sujet des mes goûts musicaux d’animal peu cultivé ; Mr. Oizo en boucle, la lune devant les arbres, j’en ai besoin.
Mais rien.
Juste une envie pressante de pisser.
J’en voudrais presque à mon père de ne jamais s’être déguisé en Raël comme il se déguisait en Père-Noël.
Je m’engouffre dans le parc de jeu du coin pour lâcher un fil. C’est toujours un peu délicat de ne pas s’en foutre partout, mais heureusement j’ai développé une technique extraordinaire au fil du temps : je tiens mon sexe avec ma main droite et je place ma main gauche juste en dessous, horizontalement, paume vers les testicules pour éviter que des goutes tombent sur mon pantalon. Cela marche en général très bien mais ce soir, pas de chance, mon urine rebondit sur un petit muret et je me retrouve détrempé.
Sur le petit muret, c’est écrit «Luc Marti, 1951-2001, Mari, Père et Amant» ou quelque chose comme ça. Je crois deviner un «n» qui s’est un peu effacé. C’est malin. Juste au moment où l’on commence à apprécier la couleur d’une nuit d’été, deux-cent-cinquante millions de respirations à peine, et l’on confond déjà les balançoires, les toboggans et les ornements mortuaires.
La vie n’est pas un long fleuve tranquille.
Qu’il soit tumultueux, tortueux, mais par pitié : pas trop court.
Les gens de la soirée d’avant avaient tous la vingtaine. Étudiants pour la plupart. Droit, mathématiques, philosophie, français médiéval et même histoire des religions (mais ça, rien à foutre). Ça parlait micro-trading, forêt amazonienne, présidents du monde, intelligence artificielle, IPA, philosophe moustachu, polyamour, prix des billets de train et âge de la serveuse.
Ils avaient l’air remarquablement finis, ça m’a mis de la bière au cœur. Les plus beaux des plus beaux châteaux de cartes que j’ai jamais rencontré. Ça parlait qui, ça parlait quoi, comment, où, quand. Ils disaient des choses comme je serai et je pense.
Il faut ensuite monter les escaliers.
Trouver la serrure, enfouie dans l’ombre de la porte, clique l’interrupteur, enfin à la maison, moment que choisit le muscle pour arrêter de battre. Je respire mal, je ne respire pas, ça m’arrive parfois. Ne pas s’évanouir, je m’accroupis, position du fœtus sur le sol froid de la cuisine. Douleur au cœur du cœur, respire.
La machine redémarre, verre d’eau.
Le type de la journée d’avant avait la cinquantaine, et du haut de ses cent kilos et cent-cinquante francs de l’heure, il m’a dit blouse blanche que j’avais de la chance. Et si un soir désespéré l’envie t’en prend garçon larmes au cœur d’user tes cordes vocales jusqu’au sang, détend toi ; personne n’entend, tout le monde meurt.
Vous vivrez jusqu’à quarante ans, au moins. Le jeune homme qui voulait être Musk, Chaplin et Manson, il faudra par contre faire attention à votre consommation d’alcool, tabac, à votre alimentation, votre hygiène de vie, s’économiser, éviter les situations stressantes, prendre les week-ends, revoir un peu les rêves et les émotions fortes à la baisse, arrête de trop penser, de baiser, de vouloir, allonge-toi sur ton lit et prie pour que la mort n’arrive que dans vingt putain d’années, vous devriez essayer le yoga.
Je m’assied sous la douche pendant deux mille ans.
Le lecteur de musiques ne fonctionne plus.
Demain, je me lèverai à six heures, jeune directeur dynamique de startup en pleine effervescence. Il faudra convaincre, sourire, innover, écrire une quatrième version des conditions générales d’utilisation, manger du parfum et sentir le sushi.
J’avale deux Donormyl et m’enfile dans le lit comme un vieux bout de papier mouillé. Mes yeux se ferment.
Le réveil ne se réveille pas et déjà sept messages électroniques début d’après-midi. Je déambule dans l’appartement en écoutant Le pouvoir des fleurs et comme l’impression d’avoir raté quelque chose.
La soirée d’hier coule lentement dans la cuvette.
Je n’ai pas faim mais j’ai peur de mourir si je ne mange pas, alors je mets quelques cornettes dans une casserole d’eau à peine tiède, le téléphone sonne. C’est une dame qui vend du savon confectionné par des personnes handicapées. Le temps de non, merci et les pâtes sont déjà trop cuites. J’en avale sans enthousiasme une douzaine vaguement essorées avec un peu de mayonnaise.
L’humain est une grosse poire qui pourrit lentement pendant sa vie et rapidement après la mort. Sous ma fenêtre, le champs est rempli de pissenlits dont les aigrettes virevoltent au grès du vent.
Retourner dormir.