On s’écrit
C’est une tige. En métal, et, il y en a plusieurs. Ce sont des tubes, en fait, ils s’emboîtent. Ça forme un grand cercle, une structure, en l’air, sur des pieds. Bien seize mètres de diamètre. Peut-être qu’il faudrait commencer par: il y a un arbre au milieu.
La structure en métal sur pieds forme un grand cercle autour de l’arbre, et il y a des guirlandes, tendues entre la structure et l’arbre, avec des ampoules ambrées. En fait, c’est comme un chapiteau, mais sans toile, avec un arbre en guise de mât, et les ampoules comme des petites étoiles, c’est beau. Derrière il y a le lac, il fait nuit donc on ne le voit pas vraiment, mais on le sent. Sous les guirlandes, il y a mille-deux-cents personnes qui dansent.
Pleine lune et vingt-deux degrés, elles ont sur la tête des casques qui changent de couleur en fonction de la musique qu’elles écoutent. Rose c’est All Men Are Pigs et moi, je suis un garçon. Bleu remix douteux de Girls just wanna have fun. Jaune Nightcall, je déteste Ryan Gosling, toujours la même chose, et tous ces gens, il me faut un peu d’air, pause.
Il faut jouer des épaules pour sortir de la foule magmatique et arriver deux-cents mètres plus loin à la – poétiquement surnommée – «Petite Pelouse», où se retrouvent tout ceux qui ne peuvent se payer les boissons immondes aux prix exorbitants qu’on vend aux abords transpirants de la silent. C’est donc une petite oasis et des gens assis en tailleur qui parlent de tout n’importe quoi en buvant des bières soixante centimes. Pour des raisons stylistiques, j’ai opté pour la bouteille de blanc cachée dans la haie.
Elle est assise là dans l’herbe.
Queue de cheval, mèche sur la bouche, rouge à lèvres, baskets converses assorties, sourire attentif, regard ancré, mais doux, mais ancré, poitrine classe moyenne supérieure, pantalon noir ample rayé gris clair, posture droite sans être solennelle, visage et élégance fines, veste en cuire, quelque chose de légèrement plus sobre que le reste du groupe, dans tous les sens, Charlotte.
Il faut que je trouve quelque chose à dire.
L’écran de ma montre connectée indique vingt-trois heures et huitante-sept battements par minutes, j’ai mangé une salade de maïs toute faite en fin d’après-midi, Nico a écrit sur le groupe «apéro chez oim», ma dernière nuit était constituée de cinq heures de sommeil profond et de trois heures de sommeil léger pour un score total de quatre-vingt-onze pour-cents, je n’ai pas ronflé, je ne ronfle jamais, je suis habillé de shorts noirs et d’une chemise à fleurettes bleues et pourpres.
Vous devriez voir Charlotte quand elle parle.
La question qui anime en ce moment le petit tas de personnes auquel je viens de me joindre est: Gainsbourg était-il féministe ? Apparement un petit couple ne connaît pas, alors il faut commencer par expliquer; on montre quelques pièces à conviction, des Petits trous jusqu’à la dernière interview Gainsbarre novembre 1990. Les sucettes, bien sûr que France avait compris, et c’est quand même mieux que Charlemagne. Elle n’aurait pas été loin sans lui. Il faut prendre les femmes pour ce qu’elles ne sont pas et les laisser pour ce qu’elles sont, ce n’est pas très très gentil, les temps ont changé, «il me fait mouiller, c’est plus fort que moi» dit quelqu’un, la tendresse, le talent, Lemon Incest, le cynisme, le masque, la violence, la clope, les hommes, les femmes, la tête de chou, à propos de la couverture de Love on the Beat: pourquoi un macho se déguiserait-il en trans haut de gamme ?
S’en suit une conversation moins fantasque sur le système et quelques observations sur les rois du monde heureux riches détenteurs d’un billet doré pour Le Concert du Grand Festival qui depuis le sommet de leur très haute tour de verre Auditorium Panoptique nous observent parés d’on ne sait exactement quels sentiments détestables.
Charlotte regarde les mots de près.
C’est son travail.
Moi, c’est de compter des trucs.
Elle veut en savoir plus.
Sans tellement savoir comment, je me retrouve dans une explication téméraire du paradoxe de Simpson, j’enchaîne avec deux ou trois généralités sans intérêt primordial pour la suite de l’histoire et qui seront donc épargnées au lecteur mais qui devraient supposément prouver à Charlotte que mon cerveau fonctionne correctement; ce que j’imagine être la troisième étape du long et complexe protocole d’approche en vigueur.
Le groupe se fait de plus en plus épars au fur et à mesure que les gens s’en vont pour aller cruellement engloutir des fish’n’chips juste là au bord de l’eau ou se terminer à coups de shots de sambuca au fin fond de la Rock Cave sous la grande tour.
La deuxième étape était de saluer nonchalamment toutes sortes d’amis et des types à qui je n’ai pas adressé la parole depuis des années; la fameuse Social proof. La première, c’est la chemise: commencer par attirer le regard comme un paon pendant la période des amours. L’étape quatre, rapprochement, il ne reste que trois autres personnes et je réussis par une longue chorégraphie pas piquée des vers à me retrouver assis à gauche de Charlotte et, sous vague prétexte de l’écho d’une conversation lointaine, animé par un timide désir cosmique primaire et brutal, cœur à nonante-neuf battements par minute, ma main a frôlé son dos, cinq, Charlotte, les derniers obstacles entre elle et moi rejoignent le frère d’Émilie pour aller manger un curry thaï, cinq, six, où en suis-je déjà, 7, bref silence, Cha-rl-oootte, et je me remets à parler, 118 BPM, je crois que notre génération est caractérisée par un certain narcissisme, je raconte absolument n’importe quoi, se retourne vers l’intérieur quand le monde a perdu jusqu’à sa dernière once de sens, mais tais-toi, tu as vu à Cannes, tout le monde fait dans l’auto-fiction, je cherche désespérément la touche du clavier qui me permettrait d’effacer les phrases sans queue ni tête que je déverse partout maladroitement, delete, escape, cancel, après le mâle Alpha, voici le mâle Meta, j’ai envie de me jeter dans le lac, «❤︎ 133», mon champs de vision se rétrécit, nos mains je crois se touchent, je flanche, 150, mes yeux flashent, regards stroboscopes dans tous les sens, haut, haut, bas, bas, gauche, droite, gauche, droite, bouche, apoplexie, Charlotte m’embrasse.
Je ne savais pas qu’on pouvait avoir autant d’énergie dans les yeux et autant de douceur dans les lèvres.
On va chez moi ? Tu viens ou bien ?
J’ai survécu. Je tente de reprendre mes esprits.
Je suis allergique aux chats,
C’est un problème de poils je crois.
Ça t’embête si on va chez moi plutôt ?
En marchant vers la gare, nous rencontrons quelques dizaines de policiers avec des boucliers et des gens qui leurs lancent des cocktails Molotov dessus. Charlotte est curieuse, bienveillante, sensible et lucide, tout en même temps. Il fait nuit et on entend les crickets. Des enfants courent dans la rue en criant «salauds de flics, ils sont plus que nous!». Le lac s’est peu à peu vidé de ses yachts. Des gens dans des petits chalets illuminés vendent des gaufres qui sentent bon. Le dernier concert vient de commencer. Je regarde Charlotte comme on visite une cathédrale. J’aime ce qu’elle est, ce qu’elle fait, qu’est ce qu’elle est belle, comme elle pense, comme elle danse, la langue qu’elle manie à merveille, j’aime ça, je t’aime beaucoup je crois. Apprivoise-moi.
Moi pique-lune j’essaie d’exposer deux-trois douces vérités à propos des étoiles, d’abord qu’elles sont lointaines; Proxima du Centaure, l’étoile la plus proche de nous, se trouve à environ quatre virgule deux années-lumière de toi, c’est-à-dire quarante mille millards de kilomètres de nous, et nous nous embrassons, il paraît que les romains pensaient que Venus était deux étoiles différentes le matin et le soir. Charlotte me corrige. C’était les grecques. Et ils savaient que c’était la même étoile. Ils avaient simplement deux dieux différents pour représenter Venus le soir et Venus le matin, deux mots, ils ont la même dénotation, leurs sens sont différents, c’est une question fondatrice de la philosophie analytique, je devrais lire Über Sinn und Bedeutung et, après vérification sur mon app d’astronomie, au dessus de nous, c’est Mars.
Le funiculaire qui doit nous aider à gravir les douze longues et pentues minutes qui nous séparent encore douloureusement de chez moi arrive enfin. Charlotte parle de voyage, de grands déserts, je suis pendu à ses lèvres, son reflet dans la vitre. Sa voix est souple et rayonnante, caramélisée, scintillante, réconfortante, je bois ses paroles comme du petit lait, je n’en écoute pas un mot, une vieille musicienne chante une chanson d’amour en portugais et un gars de mon village avec qui j’étais à l’école assis deux sièges plus loin me lance un clin d’œil et un sourire en coin.
Nous déambulons en riant.
C’est là.
J’habite au dessus d’une entreprise de pompes funèbres, ça vaut la peine pour la vue sur le château. La fin ne me préoccupe pas plus que ça, t’inquiètes, j’ai bien assez bu et fumé pour chasser efficacement toute angoisse métaphysique de mon esprit.
Charlotte sur le canapé et moi sur un petit nuage, elle branche son natel sur la stéréo, j’avais pensé à Diana Krall, elle choisi Paolo Conte, l’artiste et l’album, 1984, ça commence par Sparring Partner, Charlotte ôte sa veste, elle cachait un énorme Bitter des Diablerets en dessous, je me sens un peu bête de ne pas l’avoir remarqué plus tôt, parfait, j’ai des glaçons en forme de cœur au congélateur et il me reste trois tranches de gâteau aux pommes, des meringues et de la double crème au frigo, ça t’intéresse ?
Dans la cuisine, je sors deux verres de l’armoire, un petit couple de mites est en train de s’accoupler à l’intérieur de l’un d’entre eux. Zut, je croyais m’en être débarrassé. Je ne me sens pas d’humeur à les broyer entre deux feuilles de papier toilette comme à l’habitude, alors je décide de les noyer par mégarde en lavant les verres. Papa avait l’habitude de s’énerver très fort contre tout le monde mais jamais, jamais contre moi, à part une seule fois, un jour de début d’été où j’avais écrasé une mouche sur le perron entre le salon et la terrasse, sa grosse voix de basse russe fit soudainement trembler les murs et j’ai bien cru que l’immeuble tout entier allait s’écrouler, et j’ai pleuré, pleuré, et il m’a dit en continuant de crier, elle ne peut plus pleurer, elle, la mouche. Je fais des exception pour les mites et les moustiques depuis quelques années, mais soyez bien sûrs que je ne ferai plus jamais de mal à une mouche.
J’ai éparpillé quelques livres que je n’ai lu qu’à moitié dans ma chambre pour faire bonne impression.
Étape quatorze; je n’ai pas l’air très sûr de moi pour la suite des événements. C’est parce que je ne suis pas allé au fitness depuis plusieurs jours. Et je ne suis pas très bien épilé. Et je n’arrive pas toujours à bander quand je suis déchiré. Et mes éjaculations n’ont pas toujours le goût salé que je leur souhaiterais, je n’arrive pas à contrôler, et je n’aime pas trop qu’on me touche quand je dors, peut-être qu’on devrait regarder un film ou jouer à un jeu, je n’ai vu Annie Hall que trois fois ce mois-ci et j’ai un Twister à la cave, tu as l’air stressé elle me dit, pas du tout, elle se déshabille, les projecteurs s’allument, ça commence.
Huit mille battements par seconde, 34,5.
Je ne savais pas qu’on pouvait avoir autant de douceur dans les yeux et autant d’énergie dans les lèvres.
Son corps précède mes pensées.
Elle sent.
Tendresse.
Plus fort.
D’accord.
Plus fort.
Et les voisins du dessous ?
Plus fort, plus fort.
D’accord.
Le loup grand solitaire est devenu ce soir petit chaton haletant.
Ça va ?
C’est parfait.
J’aimerais rester là maintenant toute ma vie.
Le plafond a entamé une paisible rotation sur lui-même.
Le radiateur s’illumine de l’intérieur, une légère brume rosée s’en échappe puis, dans un grincement électrique suspect, il s’entrouvre et laisse apparaître Philippe Katerine qui porte un maillot de bain rouge moulant et chante Qu’est ce que t’es beau.
Il n’est pas si mal comme ça, je comprends enfin ce que Julie lui trouve.
Clara Luciani fait son entrée du côté opposé, suspendue à un filin, des bulles de savon figées dans l’espace, il pleut des pétales.
Je fais la planche dans un océan de cyprine,
Le soleil se couche au loin,
Nage dans le bonheur,
À moins qu’il ne se lève déjà.
Charlotte est sous la douche quand j’ouvre les yeux. Elle a laissé son carnet rouge ouvert sur mon bureau. Sept préservatifs usagés jonchent le sol.
Je me permets de jeter un coup d’œil. Je n’ose pas tourner les pages; je ne voudrais pas pénétrer son intimité. Il y a la date de hier et des groupes de mots comme Gosling, Gainsbourg, Paolo Conte, Woody Allen, Katerine; «elle regarde les mots», «il compte des trucs»; contrôle, protocole, montre ou jeux d’enfants, gaufres, souvenirs, joliment alignés sur une grille et reliés entre eux par des flèches qui forment un superbe graphe orienté simple, je me demande bien ce qu’elle va faire de ça.
Charlotte entre.
Je sursaute volte-face – on dirait un gamin pris en flagrant-délit en train de finir les plaques de chocolat cachées dans la soupière de la salle à manger – et balbutie un «C’est pas ce que tu crois ! C’est à cause que c’était ouvert et je», «pas de problème» elle me dit «c’est juste des notes».
J’en profite pour lui dire que je prends des notes aussi, enfin pas vraiment, je fais des statistiques sur mes aventures romantiques, alors ça m’arrangerait si elle pouvait remplir le formulaire sur hiersoir.ch, c’est anonyme et il n’y a pas besoin de répondre à tout. On ne se dit jamais assez ce qu’on pense.
J’aimerais bien la revoir.
On s’écrit elle me dit.
Elle s’assied par terre devant le miroir torse-nu pour appliquer son rouge à lèvres rouge sur ses lèvres rouges.
Si vous aviez vu son dos.
Je reviens sur la carnet parce qu’apparement ça m’intrigue quand même. Elle écrit des histoires, sur des soirées comme hier ? Oui, parfois. Je ne saurais pas quoi dire moi en tout cas, elle dit que ça vient tout seul, je n’ai pas l’air de comprendre, elle me suggère, je ne sais pas, la silent par exemple, qu’est ce que tu dirais de la silent ?
Bon, je veux bien essayer, mais je t’avertis, ça va être d’une banalité affligeante.
Eh bien, euh, il y a une tige.
Son dos, mon Dieu.
En métal, et, il y en a plusieurs.
Ce sont des tubes, en fait, ils s’emboîtent…